vendredi 9 novembre 2012

Les Matériaux La Dramaturgie


Je ne veux pas faire d'adaptation théâtrale, mais garder le texte tel quel, dans sa forme narrative. C'est un journal intime donc il s'exprime à partir d'un je, à soi, au monde. Pour tenter de comprendre les sentiments extrêmement ambivalents suscités par la conception d'un enfant, la narratrice s'attelle à écrire un compte rendu précis, et détaché de toute émotion. Il est donc important que le texte soit donné à entendre de manière très directe et simple, au public. Pour trouver le maximum d'intimité dans cette parole, j'envisage qu'il soit dit au micro.
Ogawa développe une «organicité des émotions». Elle décrit ce que mangent les personnages ainsi que le climat avec une force de sensation et d'évocation des émotions incroyable. C'est quelque chose de très présent et de très fort dans son écriture. Je veux donc m'appuyer sur cela pour développer un langage de sensations.
Le décalage que Yôko Ogawa crée entre ce que les personnages tentent de comprendre, d'intellectualiser et les émotions qu'ils tentent de vivre (transmises par les descriptions de tout ce qui est organique), évoque le sentiment de fragmentation entre corps et esprit que nous pouvons ressentir quand il y a dissension entre nos représentations et ce que l'on vit intimement. Ces écarts, ces décalages seront rendu, dans une recherche scénique, à partir de matières organiques (aliments, terre, glace) et de comment ces matières évoluent (détérioration, cuisson, odeurs...). Je développerai plus loin, dans la présentation de la scénographie.
Le texte sera notre axe central, notre ligne dramaturgique. Nous le mettrons en relation en développant avec les acteurs, une matière scénique construite à partir d'improvisations. L'important pour moi, est d'aller au-delà de ce texte. Il induit une violence certaine, la revendication d'une souffrance à soi. J'aimerais raconter une réappropriation de l'intime qui s'invente au-delà de la souffrance. Sur le mode d'un ludisme subversif. Comme des enfants qui jouent à la violence pour la discerner, pour pouvoir mieux s'en affranchir, avec une brutalité non éludée, mais aussi un réel élan de joie et d'humour.
Pour développer cela, nous travaillerons, à partir d'une matière théorique, d'auteurs qui analysent les représentations sociales et tentent de proposer des modes de pensée alternatifs (p.ex : M.Foucault, J.Butler, A.Davis), ainsi que l'univers des médias. L'idée étant de se laisser traverser intimement par ces écrits, de les amener à notre réalité quotidienne, et de développer un langage corporel qui soit une forme de réponse aux déterminismes sociaux, une forme de résistance poétique. Les corps comme laboratoire. Explorer les vertiges que peuvent susciter ces ambivalences, cette prise de conscience de nos conditionnements. Toujours dans l'idée de produire du sens au travers de sensations, j'aimerais raconter ces failles par une perception de temps déréalisé, comme dans un rêve. Je crois fortement à un certain mimétisme au théâtre. Comme spectatrice, il y a beaucoup de sens pour moi à voir les corps fonctionner, évoluer. Nous travaillerons avec Anne Delahaye (danseuse/interprète) à l'élaboration d'un langage corporel.
C'est donc dans ce travail de « re-création », de « ré-invention » de nos corps, que la dimension sensitive et émotive de ces questions pourra s'incarner et induire le fait que d'autres perspectives que celle décrite par Ogawa sont possibles. 


Il y aura un troisième matériau qui sera sonore (des témoignages, entretiens documentaires sur l'expérience de l'enfantement). Il interviendra de manière elliptique. Ce sera une parole subjective, réflexive, une tentative de comprendre ce qui a été vécu.
La part théorique pose la problématique, la part théâtrale la vit. La part documentaire navigue entre les deux.